MON VIEIL AMI : « J’AVOUE QUE J’AI VÉCU ».

Ma rencontre avec ce livre a été inédite. C’était à Port-au-Prince dans une maison délaissée de la rue Lamarre. Un bouquiniste, découragé peut-être par son activité qui ne rapportait pas, dans un pays où les gens lisent très peu, a choisi ce coin ténébreux pour abandonner ses affaires avant de changer de métier. Des livres jonchaient le sol humide ça et là aux côtés de quelques boîtes efflanquées.

Un ami, celui qui m’hébergeait pendant mon court séjour dans cette ville, était allé avec moi pour puiser de l’eau dans le réservoir de ce taudis délabré par le séisme du 12 janvier 2010 qui a mis Haïti à genoux. En voyant les bouquins à même le sol, il m’a invité à les regarder et à trier ceux qui me plaisaient sans savoir que cette action allait laisser une empreinte indélébile dans ma vie.

Par gourmandise, (je dois avouer que je suis quelqu’un qui a toujours eu la boulimie du savoir), j’ai choisi trois des plus volumineux, dont cette autobiographie du célèbre poète Pablo Neruda que j’allais découvrir pour la première fois et qui allait vite devenir mon modèle.

Ce fut la rencontre d’un prestidigitateur et d’un enfant curieux. Chaque ligne de ce livre, chaque récit qui peignait la culture flamboyante de son peuple me fascinait et me plongeait dans un monde fantasmagorique. Je voyageais au gré des descriptions colorées de la vie bouleversante de ce chantre de l’amour. Je découvrais pas à pas et page après page la beauté luxuriante des forêts du Chili avec leurs arbres, leurs fleurs, leurs oiseaux aux noms parfumés. Je me mettais dans la peau du poète pour arpenter d’un œil assoiffé le corps sublime de cette prostituée de Singapour. Je menais une vie itinérante avec ce bohème impénitent, ce jeune provincial fougueux, ce diplomate engagé, cet homme politique courageux. Je profitais de chacune de ses rencontres pour nourrir mon imagination débordante et converser avec ceux qui ont traversé le temps en laissant derrière eux une auréole de lumière: Éluard, Altolaguirre, Lorca, Mistral…
Je me sentais gagné par les causes humanistes qu’il défendait, cet ami des humbles, des ouvriers, des plébéiens portant haut leur amour telle une arme contre l’injustice. Et peut-être qu’une partie de moi s’en est allée à jamais aussi avec ce génie probablement assassiné le 3 septembre 1973.

Depuis cette rencontre, je ne me rappelle pas le nombre de fois que j’ai lu ce livre qui a tourné la page de ma vie sédentaire. Il m’accompagnait partout, dans toutes les villes, dans tous les pays que je visitais : preuve de ma loyauté envers ceux que j’aime, tant qu’ils ne trahissent pas l’assurance de mes sentiments aveugles.

Je ne faisais plus de différence entre l’auteur et l’œuvre qui formaient depuis un seul être de lumière pour combler ma solitude. C’est lui qui m’a initié à la poésie de la vie, cette poésie simple, naturelle, chantante qui émergeait des profondeurs de l’âme comme une eau cristalline des entrailles d’un rocher. C’est lui qui m’a appris que les mots ont un souffle, une couleur, une odeur. C’est lui qui m’a montré les chemins de l’errance qui fait aujourd’hui le titre de mon second recueil publié: « Habiter l’errance ».

Toujours, toujours sera chantée la mémoire de ce griot solaire, de ce héros des horizons sauvages, de cet enfant de la terre et des racines flottantes qui, un jour, a prononcé ces mots lumineux : « Il meurt lentement celui qui ne voyage pas, celui qui ne lit pas, celui qui n’écoute pas de musique. » Ricardo Neftali Reyes dit Pablo Neruda !

© Elbeau Carlynx

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